mardi 10 mars 2020

Mikhaïl Alexandrovitch Bakounine : Sur la science

« Non, le dix-neuvième siècle n’a pas été que scientiste, et ses penseurs révolutionnaires n’ont pas tous été fascinés par le modèle scientifique. » On comprendra en lisant ces lignes de Michel Bakounine (Priamoukhino, 1814 – Berne 1976), pourquoi Marx l’a fait exclure en 1872 de la Première Internationale, et pourquoi sa pensée est si longtemps restée occultée. Comme l’écrit Michel Gayraud dans sa postface à une récente réédition des écrits de Bakounine (Dieu et l’État, Mille et une nuits, 1996) : « Si, comme les philosophes des Lumières, Bakounine voit dans la science une arme propre à dissiper les ténèbres de l’obscurantisme et du fanatisme, il se refuse à la sacraliser et nous met en garde contre la tentation positiviste d’un gouvernement de savants qui exerceraient une monstrueuse dictature sur la vie elle-même. Aujourd’hui où les délires d’une caste technocratique soutenue par des scientifiques sacrifiant à la religion de l’économie produisent de nouvelles maladies et font courir des risques mortels à l’écosystème planétaire, on ne peut qu’être frappé encore une fois de la puissance anticipatrice du révolutionnaire russe. »1
2… L’idée générale est toujours une abstraction, et, par cela même, en quelque sorte, une négation de la vie réelle. J’ai constaté cette propriété de la pensée humaine, et par conséquent aussi de la science, de ne pouvoir saisir et nommer dans les faits réels que leur sens général, leurs rapports généraux, leurs lois générales ; en un mot, ce qui est permanent dans leurs transformations continues, mais jamais leur côté matériel, individuel, et pour ainsi dire palpitant de réalité et de vie, mais, par là même, fugitif et insaisissable. La science comprend la pensée de la réalité, non la réalité elle‑même, la pensée de la vie, non la vie. Voilà sa limite, la seule limite vraiment infranchissable pour elle, parce qu’elle est fondée sur la nature même de la pensée humaine, qui est l’unique organe de la science.
Sur cette nature se fondent les droits incontestables et la grande mission de la science, mais aussi son impuissance vitale et même son action malfaisante, toutes les fois que, par ses représentants officiels, patentés, elle s’arroge le droit de gouverner la vie. La mission de la science est celle-ci : en constatant les rapports généraux des choses passagères et réelles, en reconnaissant les lois générales inhérentes au développement des phénomènes tant du monde physique que du monde social, elle plante pour ainsi dire les jalons immuables de la marche progressive de l’humanité, en indiquant aux hommes les conditions générales dont l’observation rigoureuse est nécessaire et dont l’ignorance ou l’oubli seront toujours fatals. En un mot, la science, c’est la boussole de la vie ; mais ce n’est pas la vie. La science est immuable, impersonnelle, générale, abstraite, insensible, comme les lois, dont elle n’est rien que la reproduction idéale, réfléchie ou mentale, c’est‑à‑dire cérébrale (pour nous rappeler que la science elle‑même n’est rien qu’un produit matériel, d’un organe matériel de l’organisation matérielle de l’homme, le cerveau). La vie est toute fugitive et passagère, mais aussi toute palpitante de réalité et d’individualité, de sensibilité, de souffrances, de joies, d’aspirations, de besoins et de passions. C’est elle seule qui, spontanément, crée les choses et tous les êtres réels. La science ne crée rien, elle constate, et reconnaît seulement les créations de la vie. Et toutes les fois que les hommes de la science, sortant de leur monde abstrait, se mêlent de création vivante dans le monde réel, tout ce qu’ils proposent ou créent est pauvre, ridiculement abstrait, privé de sang et de vie, mort‑né, pareil à l’homunculus créé par Wagner, non le musicien de l’avenir, lui‑même une sorte de créateur abstrait, mais le disciple pédant de l’immortel docteur Faust de Goethe. Il en résulte que la science a pour mission unique d’éclairer la vie, non de la gouverner.
3Le gouvernement de la science et des hommes de la science, s’appelleraient‑ils même des positivistes, des disciples d’Auguste Comte, ou même des disciples de l’École doctrinaire du communisme allemand, ne peut être qu’impuissant, ridicule, inhumain, cruel, oppressif, exploiteur, malfaisant. On peut dire des hommes de la science, comme tels, ceque j’ai dit des théologiens et des métaphysiciens : ils n’ont ni sens ni cœur pour les êtres individuels et vivants. On ne peut pas même leur en faire un reproche, car c’est la conséquence naturelle de leur métier. En tant qu’hommes de science, ils n’ont à faire, ils ne peuvent prendre intérêt qu’aux généralités, qu’aux lois.
La science, qui n’a affaire qu’avec ce qui est exprimable et constant, c’est‑à‑dire avec des généralités plus ou moins développées et déterminées, perd ici son latin et baisse pavillon devant la vie, seule en rapport avec le côté vivant et sensible, mais insaisissable et indicible, des choses. Telle est la réelle et peut-on dire l’unique limite de la science, une limite vraiment infranchissable. Un naturaliste, par exemple, qui lui‑même est un être réel et vivant, dissèque un lapin ; ce lapin est également un être réel, et il a été, au moins il y a à peine quelques heures, une individualité vivante. Après l’avoir disséqué, le naturaliste le décrit : eh bien, le lapin qui sort de sa description est un lapin en général, ressemblant à tous les lapins, privé de toute individualité, et qui, par conséquent, n’aura jamais la force d’exister, restera éternellement un être inerte et non vivant, pas même corporel, mais une abstraction, l’ombre fixée d’un être vivant. La science n’a affaire qu’à des ombres pareilles. La réalité vivante lui échappe, et ne se donne qu’à la vie, qui, étant elle‑même fugitive et passagère, peut saisir, et saisit en effet toujours tout ce qui vit, c’est‑à‑dire tout ce qui passe ou ce qui fuit.
L’exemple du lapin, sacrifié à la science, nous touche peu, parce que, ordinairement, nous nous intéressons fort peu à la vie individuelle des lapins. Il n’en est pas ainsi de la vie individuelle des hommes, que la science et les hommes de science, habitués à vivre parmi les abstractions, c’est‑à‑dire à sacrifier toujours les réalités fugitives et vivantes à leurs ombres constantes, seraient également capables, si on les laissait seulement faire, d’immoler ou, au moins, de subordonner au profit de leurs généralités abstraites.
4(…) Certes, les savants ne sont pas exclusivement des hommes de la science et sont aussi plus ou moins des hommes de la vie. Toutefois, il ne faut pas trop s’y fier, et, si l’on peut être à peu près sûr qu’aucun savant n’osera traiter aujourd’hui un homme comme il traite un lapin, il est toujours à craindre que le corps des savants, si on le laisse faire, soumette les hommes réels et vivants à des expériences scientifiques, sans doute moins cruelles, mais qui n’en seraient pas moins désastreuses pour leurs victimes humaines. Si les savants ne peuvent pas faire des expériences sur le corps des hommes individuels, ils ne demanderont pas mieux que d’en faire sur le corps social, et voilà ce qu’il faut absolument empêcher. Dans leur organisation actuelle, monopolisant la science et restant comme tels en dehors de la vie sociale, les savants forment une caste à part offrent beaucoup d’analogie avec la caste des prêtres. L’abstraction scientifique est leur Dieu, les individualités vivantes et réelles leurs victimes, et ils en sont les sacrificateurs patentés.
La science ne peut sortir de la sphère des abstractions. Sous ce rapport, elle est infiniment inférieure à l’art, lequel lui, aussi, n’a proprement à faire qu’avec des types généraux et des situations générales, mais qui, par un artifice qui lui est propre, sait les incarner dans des formes qui, pour n’être point vivantes, dans le sens de la vie réelle, n’en provoquent pas moins, dans notre imagination, le sentiment ou le souvenir de cette vie ; il individualise en quelque sorte les types et les situations qu’il conçoit, et, par ces individualités sans chair et sans os, et, comme telles, permanentes ou immortelles, qu’il a le pouvoir de créer, il nous rappelle les individualités vivantes, réelles, qui apparaissent et disparaissent à nos yeux. L’art est donc, en quelque sorte, le retour de l’abstraction dans la vie. La science est, au contraire, l’immolation perpétuelle de la vie fugitive, passagère, mais réelle, sur l’autel des abstractions éternelles.
La science est aussi peu capable de saisir l’individualité d’un homme que celle d’un lapin. C’est‑à‑dire qu’elle est aussi indifférente pour l’une que pour l’autre. Ce n’est pas qu’elle ignore le principe de l’individualité. Elle la conçoit parfaitement comme principe, mais non comme fait. Elle sait fort bien que toutes les espèces animales, y compris l’espèce humaine, n’ont d’existence réelle que dans un nombre indéfini d’individus, qui naissent et qui meurent, faisant place à des individus nouveaux, également passagers. Elle sait qu’à mesure qu’on s’élève des espèces animales aux espèces supérieures, le principe de l’individualité se détermine davantage, les individus apparaissent plus complets et plus libres. Elle sait enfin que l’homme, le dernier et le plus parfait animal sur cette terre, présente l’individualité la plus complète et la plus digne de considération, à cause de sa capacité de concevoir et de concréter, de personnifier en quelque sorte, en lui‑même, et dans son existence tant sociale que privée, la loi universelle. Elle sait, quand elle n’est point viciée par le doctrinarisme théologique ou métaphysique, politique ou juridique, ou même par un orgueil étroitement scientifique, et lorsqu’elle n’est point sourde aux instincts et aux aspirations spontanées de la vie, elle sait, et c’est là son dernier mot, que le respect humain est la loi suprême de l’humanité, et que le grand, le vrai but de l’histoire, le seul légitime, c’est l’humanisation et l’émancipation, c’est la liberté réelle, la prospérité réelle, le bonheur de chaque individu réel vivant dans la société. Car, en fin de compte, à moins de retomber dans la fiction liberticide du bien public représenté par l’État, fiction toujours fondée sur le sacrifice systématique des masses populaires, il faut bien reconnaître que la liberté et la prospérité collectives ne sont réelles que lorsqu’elles représentent la somme des libertés et des prospérités individuelles.
La science sait tout cela, mais elle ne va pas, elle ne peut aller au‑delà. L’abstraction constituant sa propre nature, elle peut bien concevoir le principe de l’individualité réelle et vivante, mais elle ne saurait en rien avoir à faire avec les individus réels et vivants. Elle s’occupe des individus en général, mais non de Pierre et de Jacques, non de tel ou de tel autre individu, qui n’existent point, qui ne peuvent exister pour elle. Ses individus à elle ne sont encore que des abstractions.
5(…) Ce que je prêche, c’est donc, jusqu’à un certain point, la révolte de la vie contre la science, ouplutôt contre le gouvernement de la science. Non pour détruire la science — à Dieu ne plaise ! Ce serait un crime de lèse‑humanité —, mais pour la remettre à sa place, de manière à ce qu’elle ne puisse plus jamais en sortir. (…) Elle n’a pu le faire que pour deux raisons : d’abord parce que, constituée en dehors de la vie populaire, elle est représentée par un corps privilégié ; ensuite, parce qu’elle s’est posée elle‑même, jusqu’ici, comme le but absolu et dernier de tout développement humain ; tandis que, par une critique judicieuse, qu’elle est capable et qu’en dernière instance elle se verra forcée d’exercer contre elle-même, elle aurait dû comprendre qu’elle n’est elle-même qu’un moyen nécessaire pour la réalisation d’un but bien plus élevé, celui de la complète humanisation de la situation réelle de tous les individus réels qui naissent, qui vivent et qui meurent sur la terre.
L’immense avantage de la science positive sur la théologie, la métaphysique, la politique et le droit juridique consiste en ceci, qu’à la place des abstractions mensongères et funestes prônées par ces doctrines, elle pose des abstractions vraies qui expriment la nature générale ou la logique même des choses, leurs rapports généraux et les lois générales de leur développement. Voilà ce qui la sépare profondément de toutes les doctrines précédentes et ce qui lui assurera toujours une grande position dans l’humaine société. Elle constituera en quelque sorte sa conscience collective. Mais il est un côté par lequel elle se rallie absolument à toutes ces doctrines, c’est qu’elle n’a et ne peut avoir pour objet que des abs­tractions, et qu’elle est forcée, par sa nature même, d’ignorer les individus réels, en dehors desquels les abstractions même les plus vraies n’ont point de réelle existence. Pour remédier à ce défaut radical, voici la différence qui devra s’établir entre l’agissement pratique des doctrines précédentes et celui de la science positive. Les premières se sont prévalues de l’ignorance des masses pour les sacrifier avec volupté à leurs abstractions, d’ailleurs toujours très lucratives pour leurs représentants. La seconde, reconnaissant son incapacité absolue de concevoir les individus réels et de s’intéresser à leur sort, doit définitivement et absolument renoncer au gouvemement de la société ; car si elle s’en mêlait, elle ne pourrait faire autrement que de sacrifier toujours les hommes vivants, qu’elle ignore, à ses abstractions, qui forment l’unique objet de ses préoccupations légitimes.
La vraie science de l’histoire, par exemple, n’existe pas encore, et c’est à peine si l’on commence à en entrevoir aujourd’hui les conditions extrêmement compliquées. Mais supposons‑la enfin aboutie : que pourra-t‑elle nous donner ? Elle rétablira le tableau raisonné et fidèle du développement naturel des conditions générales, tant matérielles qu’idéelles, tant économiques que politiques et sociales, religieuses, philosophiques, esthétiques et scientifiques, des sociétés qui ont eu une histoire. Mais ce tableau universel de la civilisation humaine, si détaillé qu’il soit, ne pourra jamais contenir que des appréciations générales et par consé­quent abstraites, dans ce sens que les milliards d’individus humains qui ont formé la matière vivante et souffrante de cette histoire, à la fois triomphante et lugubre — triomphante au point de vue de ses résultats généraux, lugubre au point de vue de l’immense hécatombe de victimes humaines « écrasées sous son char » —, que ces milliards d’individus obscurs, mais sans lesquels aucun de ces grands résultats abstraits de l’histoire n’eût été obtenu, et qui, notez‑le bien, n’ont jamais profité d’aucun de ces résultats, ne trouveront pas même la moindre petite place dans l’histoire. Ils ont vécu, et ils ont été immolés, écrasés, pour le bien de l’humanité abstraite, voilà tout.
Faudra‑t‑il en faire un reproche à la science de l’histoire ? Ce serait ridicule et injuste. Les individus sont insaisissables pour la pensée, pour la réflexion, même pour la parole humaine, qui n’est capable d’exprimer que des abstractions; insaisissables dans le présent, aussi bien que dans le passé. Donc la science sociale elle‑même, la science de l’avenir, continuera forcément de les ignorer. Tout ce que nous avons le droit d’exiger d’elle, c’est qu’elle nous indique, d’une main femme et fidèle, les causes générales des souffrances individuelles — et parmi ces causes elle n’oubliera sans doute pas l’immolation et la subordination, hélas ! trop habituelles encore, des individus vivants aux généralités abstraites; et qu’en même temps elle nous montre les conditions générales nécessaires à l’éman­cipation réelle des individus vivant dans la société. (…)
6D’un côté, la science est indispensable à l’organisation rationnelle de la société ; d’un autre côté, incapable de s’intéresser à ce qui est réel et vivant, elle ne doit pas se mêler de l’organisation réelle ou pratique de la société. Cette contradiction ne peut être résolue que d’une seule manière : par la liquidation de la science comme être moral existant en dehors de la vie sociale, et représenté, comme tel, par un corps de savants patentés ; par sa diffusion dans les masses populaires. La science, étant appelée désormais à représenter la conscience collective de la société, doit réellement devenir la propriété de tout le monde. (…) C’est pour cela qu’il faut dissoudre l’organisation sociale séparée de la science par l’instruction générale, égale pour tous et pour toutes, afin que les masses, cessant d’être des troupeaux menés et tondus par des pasteurs privilégiés, puissent désormais prendre en main leur destinée historique.*
Mais, tant que les masses ne seront pas arrivées à ce degré d’instruction, faudra‑t‑il qu’elles se laissent gouverner par les hommes de la science ? À Dieu ne plaise ! Il vaudrait mieux pour elles se passer de la science que de se laisser gouverner par des savants. Le gouvemement des savants aurait pour première conséquence de rendre la science inaccessible au peuple, et serait nécessairement un gouvernement aristocratique, parce que l’institution actuelle de la science est une institution aristocratique. L’aristocratie de l’intelligence ! Au point de vue pratique la plus implacable, et au point de vue social la plus arrogante et la plus insultante : tel serait le régime d’une société gouvemée par la science. Ce régime serait capable de paralyser la vie et le mouvement dans la société. Les savants, toujours présomptueux, toujours suffisants, et toujours impuissants, voudraient se mêler de tout, et toutes les sources de la vie se dessécheraient sous leur souffle abstrait et savant.
Encore une fois, la vie, non la science, crée la vie ; l’action spontanée du peuple lui‑même peut seule créer la liberté populaire. Sans doute, serait-il fort heureux si la science pouvait, dès aujourd’hui, éclairer la marche spontanée du peuple vers son émancipation. Mais mieux vaut l’absence de lumière qu’une fausse lumière allumée parcimonieusement du dehors avec le but évident d’égarer le peuple. D’ailleurs le peuple ne manquera pas absolument de lumière. Ce n’est pas en vain qu’il a parcouru une longue carrière historique et qu’il a payé ses erreurs par des siècles d'horribles souffrances. Le résumé pratique de ces douloureuses expériences constitue une sorte de science traditionnelle, qui, sous certains rapports, vaut bien la science théorique. Enfin, une partie de la jeunesse studieuse, ceux d’entre les jeunes bourgeois qui se sentiront assez de haine contre le mensonge, contre l’hypocrisie, contre l’iniquité et contre la lâcheté de la bourgeoisie, pour trouver en eux‑mêmes le courage de lui tourner le dos, et assez de noble passion pour embrasser sans réserve la cause juste et humaine du prolétariat, ceux‑là seront, comme je l’ai déjà dit plus haut, les instructeurs fraternels du peuple ; en lui apportant les connaissances qui lui manquent encore, ils rendront parfaitement inutile le gouvemement des savants.

Notes de bas de page numériques

1  Notons que l’intérêt de Bakounine pour la science n’a sans doute pas été sans effets sur sa descendance : de ses deux filles, qui naquirent et vécurent à Naples, l’une devint la première femme professeur de chimie à l’université et l’autre, mariée à un grand médecin, eut pour fils le remarquable mathématicien Renato Cacciopoli.

Notes de bas de page astérisques

*  La science, en devenant le patrimoine de tout le monde, se mariera en quelque sorte avec la vie immédiate et réelle de chacun. Elle gagnera en utilité et en grâce ce qu’elle aura perdu en orgueil, en ambition et en pédantisme doctrinaires. Ce qui n’empêchera pas,  sans doute, des hommes de génie, mieux organisés pour les spéculations scientifiques que leurs contemporains, de s’adonner plus exclusivement que les autres à la culture des sciences, et de rendre de grands services à l’humanité, sans ambitionner toutefois d’autre influence sociale que l’influence naturelle que ne manque jamais d’exercer sur son milieu une intelligence supérieure, ni d’autre récompense que la haute jouissance que tout esprit d’élite trouve dans la satisfaction d’une noble passion.

Annexes

Légendes :
Mikhaïl Alexandrovitch Bakounine, dessin de Félix Valoton
Jean-Michel Albérola, La pensée de Michel Bakounine à Dresde, 1996, gouache sur papier, 75 x 130 cm.

Pour citer cet article

Mikhaïl Alexandrovitch Bakounine, « Sur la science », paru dans Alliage, n°40 - Septembre 1999, Sur la science, mis en ligne le 06 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3941.

Auteurs

Priamoukhino, 1814-Berne, 1876 ; les Écrits libertaires sont réédités au Temps des cerises, 1997

mardi 25 février 2020

L'empire du bien de Philippe Muray et L'Antéchrist de Soloviev

L'avertissement prophétique de Vladimir S. Soloviev
 
Tiré du blog : http://benoit-et-moi.fr/2015-II/actualite/lantechrist-et-la-prophetie-de-soloviev.html

Texte en italien ici.


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Méditation tenue le 27 Février 2007 par l'archevêque émérite de Bologne, le cardinal Giacomo Biffi pendant les exercices spirituels du Carême à la Curie romaine et au pape Benoît XVI et publié dans le journal "Il Foglio", le 15 Mars 2007.
À la fin du XIXe siècle, la mentalité la plus répandue prévoyait pour le siècle qui était sur le point de commencer un avenir de progrès, de prospérité et de paix. Déjà Victor Hugo, vers fin du XIXe siècle, avait prophétisé: «Ce siècle est grand, le prochain siècle sera heureux».


1. Soloviev ne se laisse pas contaminer par une telle candeur laïciste, et dans son dernier ouvrage, "Les Trois Dialogues et le récit de l'Antéchrist", datée de Pâques 1900, quelques mois avant sa mort, il prévoit que le XXe siècle sera marqué par de grandes guerres, de grandes révolutions sanglantes, de grandes luttes civiles. A la fin du siècle, les peuples européens -convaincus des graves préjudices causés par leur rivalité - donneront naissance, dit-il, aux États Unis d'Europe. «Mais ... les problèmes de la vie et la mort, du destin ultime du monde et de l'homme, rendus plus imbriqués et compliqués par une avalanche de recherche et de nouvelles découvertes dans le domaine physiologique et psychologique, resteront comme autrefois sans solution. Un seul résultat important voit le jour, mais d'un caractère négatif: l'échec complet du matérialisme théor(ét)ique». Toutefois, cela ne comportera ni l'expansion ni le renforcement de la foi. Au contraire, l'incrédulité fera rage. Si bien qu'à la fin se profilera pour la civilisation européenne une situation que nous pourrions qualifier de vide. Dans ce vide, justement, on voit émerger et s'affirmer la présence et l'action de l'Antéchrist.


2. Plus que l'histoire imaginée par Soloviev - dans laquelle l'Antéchrist est d'abord élu président des États Unis d'Europe, puis proclamé empereur romain, s'empare du monde entier, et pour finir s'impose également à la vie et à l'organisation des Eglises - il convient de rappeler ici les caractéristiques que l'on attribue à ce personnage.

Il était - dit Soloviev - «un spiritualiste convaincu». Il croyait au bien et même en Dieu, «mais il n'aimait que lui-même». C'était un ascète, un érudit, un philanthrope. Il donnait «les plus grandes démonstrations possibles de modération, de désintéressement, et de charité active». Dans sa prime jeunesse, il s'était signalé comme un exégète talentueux et docte: l'un de ses grands travaux sur la critique biblique lui avait apporté un diplôme ad lauream de l'Université de Tübingen. Mais le livre qui lui avait valu la célébrité et le consensus universels s'intitule: «La route ouverte vers la paix et la prospérité universelle», où «le noble respect des traditions et des symboles anciens s’unit à un radicalisme ample et audacieux d'exigences et de directives sociales et politiques; une liberté de pensée sans limites à la plus profonde compréhension de tout ce qui est mystique; l'individualisme absolu à un ardent dévouement au bien commun; l'idéalisme le plus élevé en fait de principes directeurs à la précision complète et la viabilité des solutions pratiques». Il est vrai que quelques hommes de foi se demandaient pourquoi le nom du Chris n'était pas même nommé une seule fois; mais d'autres rétorquaient: «Du moment que le contenu du livre est imprégné de véritable esprit chrétien, d'amour actif et de bienveillance universelle, que voulez-vous de plus?». Après tout, il «n'avait pas d'hostilité de principe contre le Christ». Et même, il en appréciait la juste intention et le noble enseignement. Trois choses de Jésus, cependant, étaient inacceptables pour lui. Tout d'abord, ses préoccupations morales. «Le Christ - affirmait-il - avec son moralisme, a divisé les hommes en fonction du bien et du mal, tandis que moi, je vais les réunir avec des bénéfices qui sont également nécessaires aux bons et aux mauvais». En second lieu, il n'aimait pas «son unicité absolue». Il est l'un parmi tant d'autres; ou mieux - se disait-il à lui-même - il était mon précurseur, car le sauveur parfait et définitif, c'est moi, qui ai purifié son message de ce qui est inacceptable pour l'homme d'aujourd'hui. Et surtout, il ne pouvait pas supporter le fait que le Christ fût vivant, si bien qu'il se répétait hystériquement: "Il n'est pas parmi les vivants et il ne le sera jamais. Il n'est pas ressuscité, il n'est pas ressuscité, il n'est ressuscité! Il est en putréfaction, il est en putréfaction dans la tombe ... ".

3. Mais là où l'exposé de Soloviev se révèle particulièrement original et surprenant - et mérite la réflexion la plus approfondie - c'est quand il attribue à l’Antéchrist des qualités de pacifiste, d'écologiste, de l'œcuméniste.

* * *

I. Nous avons déjà vu que la paix et la prospérité sont les thèmes du chef-d'œuvre littéraire de notre héros. Mais ce sont des idées qu'il réussira aussi à mettre en œuvre. Dans la deuxième année de son règne comme empereur romain et universel, il pourra émettre la proclamation: «Peuples de la terre! Je vous ai promis la paix et je vous l'ai donnée». Et c'est justement à ce sujet que mûrit en lui la conscience de sa supériorité sur le Fils de Dieu: «Le Christ a apporté l'épée, je vais apporter la paix». Pour bien comprendre la pensée de Soloviev sur ce point, il convient de citer ce qu'il dit dans le troisième dialogue par la bouche d'un Monsieur Z., l'interlocuteur qui représente l'auteur: «Le Christ est venu apporter sur la terre la vérité, et celle-ci, comme le bien, est avant tout un facteur de division».

«Il y a donc - dit Soloviev - la bonne paix, la paix chrétienne, fondée sur cette division que le Christ est venu apporter sur la terre précisément avec la séparation entre le bien et le mal, entre la vérité et le mensonge; et il y a la mauvaise paix, la paix du monde, fondée sur le mélange ou l'union extérieure de ce qui intérieurement est en guerre avec soi-même».

Quant à la réflexion sur la guerre dans le sens le plus commun et le plus évident du terme, rappelons que le premier des trois dialogues de Soloviev est tout entier dédié à la critique du pacifisme de Tolstoï et de la doctrine de la non-violence. La guerre - y est-il affirmé - est certes un mal, mais il faut reconnaître que, tant dans la vie des individus que dans celle des nations, il y a situations où à la violence mauvaise, il ne suffit pas de répondre par des avertissements et des bons mots. Nous pouvons dire que, selon Soloviev, alors que les idéaux de paix et de fraternité sont des valeurs chrétiennes incontestables et contraignantes, il n'en est pas de même du pacifisme et de la théorie de la non-violence qui se terminent trop souvent par une capitulation face à la prévarication et par un abandon sans défense des petits et des faibles à la merci des iniques et des puissants.

II. L'Antéchrist sera ensuite également un écologiste ou au moins un animaliste. Ce sont des termes modernes que Soloviev n'utilise évidemment pas; mais sa description est tout à fait clair: «Le nouveau maître de la terre - affirme-t-il - était avant tout un philanthrope, plein de compassion, non seulement ami des hommes mais aussi ami des animaux. Personnellement, il était végétarien, interdisait la vivisection, et soumettait les abattoirs à une stricte surveillance; les sociétés protectrices des animaux étaient encouragés par lui par tous les moyens».

III. L'Antéchrist, enfin, se révélera un excellent œcuméniste, capable de communiquer «avec des mots pleins de bonté, de sagesse et d'éloquence». Il convoquera les représentants de toutes les confessions chrétiennes à «un concile œcuménique qui se tiendra sous sa présidence». Son action visera à obtenir le consensus de tous à travers la concession des faveurs les plus appréciées concrètement. «Si vous n'êtes pas capables de vous mettre d'accord entre vous - dira-t-il aux participants à l'assemblée œcuménique - j'espère que moi, je parviendrai à mettre d'accord toutes les parties, montrant à tous le même amour et la même sollicitude pour satisfaire la véritable aspiration de chacun». Il mettra en œuvre ce dessein dans la pratique, redonnant aux catholiques le pouvoir temporel du pape, érigeant pour les orthodoxes une institution pour la collecte et la conservation de toutes les précieuses reliques liturgiques de la tradition orientale, et créant pour le bénéfice des protestants un centre de recherche biblique libre généreusement financé. C'est un œcuménisme extérieur et «quantitatif», qui lui réussira presque parfaitement: les masses chrétiennes entreront dans son jeu. Seul un petit groupe de catholiques avec à sa tête le pape Pierre II, un petit nombre d'orthodoxes guidés par le starets Jean et quelques protestants qui s'exprimeront par la bouche du professeur Pauli, résisteront à la fascination de l'Antéchrist. Ceux-ci parviendront à réaliser l'œcuménisme de la vérité, se rassemblant dans une unique Église et reconnaissant la primauté de Pierre. Mais ce sera un œcuménisme «eschatologique», qui se réalisera quand l'histoire sera désormais parvenue à sa conclusion: «Ainsi - raconte Soloviev - fut réalisée l'union des Eglises dans le cœur d'une nuit sombre sur une hauteur solitaire. Mais l'obscurité de la nuit fut soudainement déchirée par un éclair et un grand signe apparut dans le ciel: une femme enveloppée de soleil, avec la lune sous ses pieds, et sur la tête une couronne de douze étoiles».

IV. Quel est alors l'«avertissement prophétique» qui arrive jusqu'à notre époque de cette espèce de parabole du grand philosophe russe? Des jours viendront, nous dit Soloviev, où la chrétienté aura tendance à réduire le fait salvifique - lequel ne peut être accueilli que dans un acte de foi difficile, courageux, concret et rationnel - à une série de «valeurs» faciles à vendre sur les marchés mondains. Contre ce risque, nous devons nous prémunir. Même si un christianisme qui ne parlerait que de «valeurs» largement partagées nous rendrait infiniment plus acceptables dans les salons, les rassemblements sociaux et politiques, les émissions de télévision, nous ne pouvons pas et nous ne devons pas renoncer au christianisme «de Jésus-Christ», le christianisme qui a en son centre le «scandale» de la croix et la réalité bouleversante de la résurrection du Seigneur. Ce péril - voudrais-je ajouter - dans la société de notre temps n'est pas purement hypothétique. Don Divo Barsotti a dit un mot terrible, mais d'une actualité incontestable: dans de nombreuses propositions, de nombreuses initiatives, dans de nombreux discours de notre communauté - affirme-t-il - Jésus-Christ est un prétexte pour parler d'autre chose. Le Fils de Dieu crucifié et ressuscité, unique Sauveur de l'homme, n'est pas «traduisible» en une série de bons projets et de bonnes inspirations, homologables avec la mentalité mondaine dominante. C'est une «pierre», comme il l'a clairement dit de lui-même - et comme nous avons rarement le courage de le répéter -: sur cette «pierre», ou bien (en se confiant à elle) on construit ou bien (en s''opposant), on va se fracasser: «Qui tombera sur cette pierre s'y brisera; et si elle tombe sur quelqu'un, elle l'écrasera »(Mt 21,44).
V. A ce point, une clarification s'impose. Il ne fait aucun doute que le christianisme est avant toute autre chose un «événement»; mais il est également hors de doute que cet événement offre et soutient des «valeurs» auxquelles on ne peut pas renoncer. Certes, on ne peut pas, par amour du dialogue, dissoudre le fait chrétien dans une série de valeurs partageables par la majorité; mais on ne peut pas non plus mésestimer les valeurs authentiques, comme si elles étaient quelque chose de négligeable. Il faut donc un discernement. Il y a des valeurs absolues - ou, comme disent les philosophes, transcendantales -: ce sont, par exemple, le vrai, le bien, le beau. Celui qui les perçoit, les honore et les aime, perçoit, honore, aime Jésus-Christ, même s'il ne le sait pas, et peut-être même se croit athée, parce que dans l'essence profonde des choses, le Christ est la vérité, la justice, la beauté. Il y a des valeurs relatives (ou catégorielles), comme le culte de la solidarité, l'amour de la paix, le respect pour la nature, l'attitude de dialogue, etc. Celles-ci méritent un jugement plus articulé, qui préserve la réflexion de toute ambiguïté. La solidarité, la paix, la nature, le dialogue peuvent devenir, chez le non-chrétien les occasions concrètes d'une approche informelle initiale au Christ et à son mystère. Mais si, dans son attention, ils s'absolutisent jusqu'à s'arracher à leurs racines objectives ou, pire, à s'opposer à la proclamation du fait salvifique, ils deviennent instigation à l'idolâtrie et obstacles sur la voie du salut. De la même manière, chez le chrétien, ces mêmes valeurs - solidarité, paix, nature, le dialogue - peuvent offrir de précieuses impulsions pour que s'avère une adhésion totale et passionnée à Jésus, Seigneur de l'univers et de l'histoire; c'est, par exemple, le cas de saint François d'Assise. Mais si le chrétien, pour l'amour de l'ouverture au monde et du bon voisinage avec tous, presque sans s'en apercevoir, dilue l'événement salvifique dans l'exaltation et dans la réalisation de ces objectifs secondaires, alors il s'interdit la connexion personnelle avec le Fils de Dieu, crucifié et ressuscité, consomme peu à peu le péché d'apostasie, et se retrouve à la fin du côté de l'Antéchrist.

VI. Dans la préface de «Les Trois Dialogues» Soloviev raconte qu'à son époque, dans quelque gouvernorat de la Russie avait commencé à se propager une nouvelle religion, qui avait extrêmement simplifié son activité de culte. Ses adeptes «après avoir pratiqué dans un recoin obscur du mur de l'isba un trou de taille moyenne... y appliquaient leurs lèvres et répétaient à de nombreuses reprises avec insistance: ô mon isba, ô mon trou, sauve-moi!». Dans cette incroyable aberration - note Soloviev - il y avait au moins l'avantage de l'utilisation correcte des termes: «l'isba, ils l'appelaient isba et le trou ... ils l'appelaient trou».

Dans notre monde, c'est encore pire, poursuit implacablement le philosophe. «L'homme a perdu la vieille franchise. Son isba a reçu le nom de «royaume de Dieu sur terre»; quant à son trou, on a commencé à l'appeler «nouvel évangile». (Ici, la controverse avec Tolstoï vient à découvert, et se fait même féroce). Mais le christianisme sans le Christ et sans la bonne nouvelle d'une résurrection réelle et personnelle «est la même chose qu'un espace vide, qu'un simple trou, percé dans une isba de paysans».

En conclusion, il me semble que, même et surtout aujourd'hui, nous sommes aux prises avec la culture de «l'ouverture» pure et simple, de la liberté sans contenu, du rien existentiel. Ceci est la plus grande tragédie de notre temps. Mais la tragédie devient encore plus grande quand à ces «rien», à ces «ouvertures», à ces «trous» on attribue pour l'amour du dialogue une trompeuse étiquette chrétienne. En dehors du Christ - personne concrète, réalité vivante, événement - il y a seulement le «vide de l'homme» et son désespoir. Dans le Christ, qui est le plérôme du Père, l'homme trouve sa plénitude et sa seule espérance.

Philippe Muray

Sur un mur de Montmartre le 22/02/2020

L’EXISTENCE DE DIEU
(Philippe Muray, Les Belles Lettres,2003)

Entre avant-hier et demain
Il y avait toujours tes mains
Parfum perdu doigts de satin
Je me souviens de ces matins

Entre vendredi et l’hiver
Je sentais battre tes artères
Lumière de l’être chair de ma chair
Notre bonheur était précaire

Entre lundi et l’univers
Il y avait des ciels amers
Cheveux froissés draps du matin
Je sens toujours courir tes mains

Entre tes seins et le lointain
On entendait chanter un psaume
Essor d’oiseau nuage carmin
Je me souviens de ce royaume

Entre le présent et tes reins
Mes appétits étaient sans fin
Fièvre passée murmure d’amour
Je te revois à contre-jour

Entre avant-hier et l’imparfait
Il y avait ton corps parfait
Années finies ciel immobile
Que notre joie était fragile

Entre novembre et le soleil
Tu étais comme un arc-en-ciel
Feu de ton ventre croix de tes yeux
Tu prouvais l’existence de Dieu

tiré de: http://www.bertrandlouis.com/p/textes.html